INSPIRATION,  Mes Ecrits

L’apprenti-compagnon – ma première nouvelle

Chère Harmonie,

J’en parlais la semaine dernière et j’ai donc décidé de le faire. Je te laisse en compagnie de Jehan, l’apprenti-compagnon. Une nouvelle que j’ai écrite en hommage à la cathédrale de Strasbourg et ses légendes 🙂

J’ai hâte de connaître les avis sur cette histoire et en même temps, je suis stressée…

Ellega

L’apprenti-compagnon

Le soleil, sur ce corps d’adolescent dans lequel je m’engonçais, ne suffisait plus à me réchauffer et pourtant, il nous restait de la route à parcourir. Si nous avions aperçu la silhouette de la grande dame depuis les Vosges, impossible de la voir de la plaine d’Alsace où nous avançions désormais. Les habitants de cette région me plaisaient. Nous avions été accueillis chaleureusement dans les auberges sur notre chemin, cependant, il me tardait d’arriver à bon port. Et la veille, les propos du tavernier sur la rudesse de l’hiver à venir n’avaient qu’amplifié mon désir. Je grelottais depuis des jours déjà et la neige annoncée par les paysans pour le lendemain ne me disait rien qui vaille. Je poussai donc un grognement quand notre maître décréta l’arrêt pour la nuit. Nous le suivîmes toutefois sans rechigner vers le seul établissement du village. Il s’en échappait une odeur de choux et de graisse. Je ne pus retenir le grondement de mon ventre et Benoît me gratifia d’une bourrade dans l’épaule avec un grand sourire.

—  Un bon repas, y’a qu’ça de vrai. On peut pas dire qu’ils sav’pas c’qu’est bon ici. Puis toi, t’as de la chance, tu peux manger tant qu’tu veux avec ton poids plume.

J’inclinai la tête pour confirmer son avis, en pleine croissance encore, je mangeais pour dix, alors que lui ne grandissait plus depuis quelques mois. J’emboîtai son pas. Un feu ronflait au milieu de la salle, des ombres s’étalaient sur les murs. Je me félicitai pour une fois de ma taille d’enfant, au moins je ne me sentais pas à l’étroit dans ces pièces étriquées. Nous nous installâmes à une table près du foyer. J’en profitai pour approcher mes mains des flammes. Je regrettais de ne pas avoir de gants, mais par chez nous, nul besoin si tôt dans la saison.

— Alors, on a froid gall ? lança une voix au timbre nasal.

J’adressai une grimace d’excuse à la femme qui nous apportait des bières. Rien de tel pour se réchauffer. Rodolphe n’acceptait que j’en boive que pour cette raison, d’ailleurs.

— Dans combien de temps trouverons-nous le chantier ? s’enquit Isaac auprès de notre patron.

— Je ne sais pas exactement. Mais peut-être que, madame, peut nous renseigner ?

Ravie que l’on s’adresse à elle d’une façon si polie, elle s’empressa de répondre :

— Ha yo !

— Sauriez-vous à combien de jours de marche nous nous trouvons de Strassburg ?

— De jours ? Nous sommes à côté. En partant tôt demain, vous devriez y arriver dans l’après-midi, décréta-t-elle.

Nous explosâmes de joie. Elle nous dévisagea interloquée avant de rire avec nous. Je serrai dans mes bras Benoît et je distinguai dans les yeux de notre patron son excitation. Après plus d’un mois de déambulations, nous atteignions notre but.

La fin de la soirée se passa dans la bonne humeur, malgré Rodolphe qui se sentit obligé de nous rappeler nos bonnes manières et les règles élémentaires de géométrie. « Il est hors de question que demain vous me fassiez honte devant le maître d’œuvre ! Bon, maintenant, tout le monde dort ! » furent ses dernières paroles avant de souffler les bougies. Il nous fut bien difficile de nous endormir tant il nous tardait de la voir. Je ne pouvais qu’imaginer la pression qu’il ressentait. Il n’avait jusque-là travaillé que sur de modestes églises, il visait un projet d’une tout autre envergure au terme de ce voyage.

 

La journée du lendemain se déroula comme dans un rêve. J’en oubliai de contempler les maisons à colombages et les rues bien pavées. La ville nous happait en elle et nous ne pouvions contenir notre excitation. Malgré la fatigue du voyage, je courais avec les trois autres apprentis, exaspérant un Rodolphe tendu. Je me rappellerai toujours cette première fois. À bout de souffle, nous continuions à courir vers l’immense forme sombre au milieu de la brume, quand enfin, nous atteignîmes la place de la cathédrale. Un frisson me parcourut de la tête aux pieds et je restai tétanisé devant elle. Loin d’être finie, elle dégageait déjà une atmosphère indéfinissable. Je ne pus refréner le désir qui me saisit alors et je gagnai le bâtiment à vive allure. Ma main se posa sur la pierre et je me sentis transcendé. Je n’entendis même pas Rodolphe me réprimander et le suivis sans y penser, encore engourdi par cette vision, jusqu’à l’amas de tentes sous lequel le chantier vivait. Dans la foulée de mon maître, je parcourus, la bouche ouverte, les ateliers tout le reste de l’après-midi, essayant d’absorber chaque détail que je voyais. Le nombre de personnes présentes, le grouillement sous les tentes et dans la cathédrale m’évoqua une fourmilière parfaitement orchestrée. Rodolphe nous présenta à un homme dont le charisme me donna envie de me ratatiner dans le sol et à la fin de la journée, nous étions affectés à la taille des pierres de « structure ». Notre vie d’ouvrier de la cathédrale débuta alors.

 

En tant qu’apprentis, nous travaillions toute la matinée sur des blocs de grès roses des Vosges. Le fil à plomb, les ciseaux et le maillet m’accompagnaient à chaque instant. La poussière de pierre m’enveloppait et me permettait de m’isoler dans mon monde intérieur. Le bruit du métal contre la roche remplaçait les battements de mon cœur. C’était comme une musique qui m’escortait sans cesse. Je ne voulais rien de plus que faire partie de ce mouvement collectif pour donner vie à la cathédrale la plus majestueuse du royaume. On était venu pour cela. L’après-midi, nous pouvions nous balader entre les différents ateliers, charpentiers, serruriers, tailleurs de pierre… à condition de ne pas embêter les adultes. Je passais des heures à admirer le travail des sculpteurs et je m’imaginais à leur place, des fourmis dans les doigts. Le souffle me manquait quand ils faisaient apparaître au cœur des blocs un visage, une main… Le soir, j’écoutais donc attentivement les cours que Rodolphe nous dispensait sur l’art royal ou l’art du trait. J’en oubliais le froid mordant de l’Alsace et la couche de neige renouvelée chaque matin.

Le chantier me rendait plus studieux et docile que jamais et pourtant, il devint bien vite aussi notre terrain de jeux, à moi et à tous les autres apprentis. Quel meilleur endroit pour se faire peur ou se cacher ! Eudes, un apprenti verrier, devint mon meilleur ami. Il évinça facilement Benoît et Isaac avec son panache naturel et sa force de caractère indéfinissable. Il me fascinait. Je ne désirais rien d’autre que lui ressembler et je commençai à l’imiter pour tout. Il me montra comment il travaillait le verre et je demeurais ahuri devant les flammes et les risques de brûlures graves. Il se vantait d’ailleurs beaucoup de ses cicatrices, plus impressionnantes que les miennes, je devais l’avouer. Je me sentais parfaitement à ma place dans cet univers stimulant.

 

— J’ai une super idée ! lança-t-il pendant un repas du soir.

Tous les apprentis attablés avec nous se tournèrent vers lui. J’étais moi-même suspendu à ses lèvres.

— Explorons la cathédrale, cette nuit !

— Pour quoi faire ? s’enquit un autre tailleur de pierres.

— On s’ra tranquille pour une fois, y’aura pas les maîtres à nous surveiller comme le lait sur le feu !

— N’importe quoi, on verra rien d’t’façon…

Je m’empressai de lui couper la parole pour soutenir mon ami :

— C’est vrai, c’est une bonne idée, moi j’suis d’accord avec Eudes. La journée, ils nous laissent toucher à rien, alors que moi j’ai bien envie de…

— De te la caresser devant la vierge, ouais ! s’esclaffa Richard, un apprenti charpentier.

Je rougis et me renfrognai.

— T’as juste la frousse, et puis c’est tout ! me défendit Eudes.

— Pfff ! Tu veux parier ? Je sais que t’es même pas cap d’y entrer quand il fait noir, c’est toi qu’y a les chocottes, nabot !

— Ça marche, ce soir à minuit, on se retrouve tous devant la porte Nord, et on verra bien qui c’est le plus courageux, souffla le jeune verrier comme un secret à la bande.

Fier de mon camarade, je lâchai un sourire narquois et jaugeai l’assemblée. Plus de la moitié avait replongé le nez dans son écuelle. Je savais déjà que seuls cinq ou six d’entre eux oseraient relever le défi. Ravi de son petit effet, Eudes affronta du regard Richard et ses acolytes. Il se lança ensuite dans une conversation sans intérêt avec moi, puis se tut à l’entrée d’un ouvrier pour réclamer le silence.

 

Inutile de dire qu’une fois nos couchettes regagnées, il nous fut impossible de nous endormir. Les yeux grands ouverts dans la pénombre des dortoirs, je distinguais parfaitement la forme des corps de mes compagnons sous leur couverture. Je me tournai et me retournai, fébrile à l’idée de manquer l’heure dite, à la fois excité et angoissé par ce que nous avions prévu de faire. La nuit ne me parut jamais aussi longue, et peut-être que je finis par m’assoupir, car il me sembla émerger de la brume quand Eudes me secoua enfin.

— Dépêche ! m’ordonna-t-il.

Je me frottai les yeux en me redressant et je vis sa silhouette slalomer entre les lits vers la sortie. Je m’efforçai de le suivre sans réveiller mes voisins et je ne m’autorisai à respirer qu’une fois dans la fraîcheur de la ville endormie. L’air glacial me brûla la gorge et je réprimai une quinte de toux. Je regrettai déjà de ne pas avoir pris mon manteau, pourtant, je suivis sans protester Eudes, calquant mon rythme au sien. De la vapeur s’échappait de nos bouches, petites volutes blanches dans le noir. On atteignit bientôt la porte Nord, un frisson me traversa quand je levai les yeux vers le sommet et ce n’était pas seulement dû au froid.

— Ils sont où ? grelottais-je en scrutant l’obscurité autour de nous.

Eudes ne répondit pas tout de suite, lui aussi plissait les yeux pour déchiffrer les ténèbres.

— J’en étais sûr ! Que des dégonflés ! cracha-t-il.

Je me sentis soulagé, plus rien ne nous obligeait à y entrer. Je devais bien l’avouer, maintenant au pied du mur, l’idée de Eudes me plaisait beaucoup moins.

— Bon, on a plus qu’à rentrer alors, avançai-je.

— Hors de question !

Je me raidis à ces mots et me tournai vers lui. Je tentais de déchiffrer son expression, mais le croissant de lune ne me permit pas de déceler ses traits. Je n’osai pas le contredire et attendis.

— Maintenant qu’on est là, on y va ! Et demain, on verra c’est qui, le pisse-culotte !

Je dansais d’un pied sur l’autre, hésitant.

— Fais-pas ton bébé, Jehan ! T’as entendu ce qu’il a dit, tu peux pas laisser dire ça ! me nargua-t-il.

Certes, ça m’avait énervé, mais ce n’était pas si grave au fond, si ? Je m’apprêtais à lui répondre que je m’en fichais, quand il s’élança vers la porte. Je restai un instant coi, figé par le bruit du bois neuf. Son grincement m’évoqua le hurlement d’un supplicié, pas de quoi me rassurer. Je ne sus pas ce qui me poussa à le suivre, pourtant, sans l’avoir décidé, je me retrouvai à l’intérieur de la bâtisse. Eudes referma sur nous et tout me parut noir un instant, le temps que mes yeux s’habituent à la lumière lunaire. Elle se déversait dans toutes les ouvertures restantes de la cathédrale en chantier. Cette clarté iridescente projetait des ombres sur les façades et donnait une impression de vie fantomatique aux nombreuses statues. Nous avançâmes, nos pieds bien à plat pour ne pas faire de bruit, à travers le Narthex et nous remontâmes la nef par le transept Nord. À plusieurs reprises, il me sembla sentir dans mon dos quelque chose, un courant d’air, comme si quelqu’un m’avait frôlé. Je tentai de bloquer mes mâchoires pour ne pas claquer des dents, ni crier. Mon imagination me jouait des tours. Je croyais discerner des silhouettes grises fondre sur moi. J’avais beau ne pas croire aux fantômes, la peur me paralysait presque et seul le dos d’Eudes me permettait de ne pas paniquer. Je le suivais comme un chien son maître et cela m’empêchait de m’enfuir. Je refusai qu’il voie à quel point j’étais terrorisé. Il s’arrêta brusquement et je me cognai à lui. Il recula en me barrant le torse et je fus satisfait de discerner sur son visage une angoisse au moins identique à la mienne.

— Cachons-nous, murmura-t-il d’une voix que je ne reconnus pas.

Je ne me le fis pas dire deux fois, je courus jusqu’à la première colonne et me collai derrière elle, le cœur battant. Je fermai les yeux en récitant un « je vous salue Marie » pour me calmer. Quand j’osai enfin soulever mes paupières, je songeai d’abord à sortir de la cathédrale sans demander mon reste, avant de me souvenir de chercher mon ami. Il me fallut plusieurs minutes pour le débusquer. Il se tenait accroupi derrière l’ébauche de la chaire et fixai un point à gauche du chœur. Je suivis son regard et compris sa demande. La lueur d’une bougie vacillait derrière les murs de la chapelle Saint Jean-Baptiste. Je restai donc à ma place, incapable de faire le moindre mouvement, ni de quitter des yeux cette lumière. Un filet de voix me parvenait, déformé par la résonnance du lieu. Ils étaient nombreux, et psalmodiaient une prière. Par moment, je crus voir des silhouettes brandir des objets. Il me sembla reconnaître un crucifix et une coupe. Je m’empressai de faire un signe de croix, persuadé d’être en présence du Malin. Qui d’autre pouvait donc singer une messe dans une église en construction et en pleine nuit de surcroît ? Ma main droite se crispa sur mon pendentif de baptême et celle de gauche caressait distraitement la pierre froide de la colonne. Le contact de la roche et de sa granulométrie me rassurait toujours dans les moments d’angoisse. Le temps s’écoulait d’une façon incompréhensible, car je croyais être là depuis des heures quand les voix se turent et furent remplacées par le bruit des capes frôlant le sol, le frottement du tissu qui se froisse et de pas sur les pierres polies. Je me rappelai alors que je possédais des jambes et je me reculai davantage dans l’ombre de la colonne. Mes orteils, gelés, me brulèrent, je serrai les dents de douleur. Je ne souhaitais qu’une chose : que ces gens quittent cet endroit pour que je puisse retourner à l’abri sous ma couverture rapiécée. Je retins mon souffle quand ils arrivèrent à la hauteur de la chaire. Je posai alors mon regard sur Eudes et constatai qu’il ne se trouvait plus là. La panique me saisit. Il m’avait abandonné ici. Mon cerveau se mit à fourmiller quand une exclamation me tira de mes réflexions. Je reportai mon attention sur la procession et poussai une plainte qui, par chance, fut étouffée dans le brouhaha du groupe ; Eudes se tenait au milieu d’eux. Complètement dépassé par les événements, je ne saisis pas leurs échanges. Je me terrai davantage dans ma cachette précaire, honteux de ne pas être capable de secourir mon ami. Je ne pouvais pas le laisser aux mains de ces inconnus, ces hérétiques ou que sais-je… Comment savoir ce qu’ils étaient capables de lui faire maintenant qu’il les avait surpris en plein rite ? Je restai pourtant paralysé. Je me retranchai dans la prière et quand je réussis à retourner à l’instant présent, je constatai le silence retrouvé de l’édifice. J’étais désormais seul.

— Eudes ?

Il ne me répondit pas, réduisant à néant mon espoir d’avoir seulement rêvé. Je me relevai difficilement en soufflant sur mes doigts pour les réchauffer et après plusieurs minutes à plier et déplier mes membres, le sang se remit à circuler douloureusement dans mon corps. Je me dirigeai ensuite cahin-caha jusqu’au dortoir. Des larmes maculaient mon visage, et je ne m’en avisai seulement une fois à destination. Je les essuyai d’un revers de bras et rejoignis mon lit. J’étouffai un sanglot dans mon oreiller en constatant l’absence réelle de mon ami.

 

Je grelottai sous ma couverture sans fermer l’œil. Je m’obligeai au petit matin à me tirer de mon lit avec mes compagnons de travail, repoussant avec force ma torpeur. J’enfilai mon manteau avec difficulté à cause de mes tremblements compulsifs, les yeux rivés malgré moi sur les draps défaits de mon meilleur ami. J’avais espéré toute la nuit me réveiller d’un mauvais rêve ou l’entendre rejoindre sa couchette… Je déjeunai dans le brouillard et rejoignis mon poste dans cet état. Je n’entendis même pas les chuchotis des autres apprentis dans mon dos quant au défi de la nuit passée. Le nœud dans mon estomac ne se relâcha pas de la matinée, au point que Rodolphe dû me répéter à trois reprises que l’heure du repas avait sonné. Je lâchai mon taillant dans la poussière de roche et le suivis. Je ne regardais pas où je posais les pieds et butai dans un des nombreux débris du chantier. Ma chute fut courte, mais la douleur me sortit enfin de mon hébétude.

— Nom de… ! explosai-je en me tenant le genou.

Une tape derrière la tête d’un ouvrier pour me rappeler les bonnes manières et acheva de me ramener à la réalité. Je me relevai et époussetai ma tunique. La colère commença alors à enfler à moi, déclenchée par cet incident.

« Foutu Eudes, tout était de sa faute, c’est lui qui avait voulu cette stupide expédition ! »

Je courus pour rejoindre Rodolphe et les autres apprentis, l’un d’eux avait bien dû voir cet abruti.

 

— Vous trouvez vraiment que je fais des progrès ? lança une voix que je reconnus aussitôt.

Je stoppai nette ma course et dévisageai alors, celui, que je croyais dans de mauvaises mains, arborer un sourire radieux. Son regard croisa le mien et son visage se décomposa. Il se détourna aussitôt sans me laisser le temps de parler. Face à son dos, je tendis le bras avant de remarquer la présence de Maître Erwin en personne. Je déglutis, épaté par sa compagnie. Ils s’éloignèrent et je dus tendre l’oreille pour capter le reste de leur conversation.

— Non, vraiment. Tu as quelque chose, si tu continues à travailler comme ça, je te montrerais bientôt mon schéma de la rosace. J’ai une idée assez précise, mais je ne suis pas verrier… Qui sait, tu pourrais bien travailler dessus ?

J’en oubliai ma rancœur, un instant, tant la fierté me submergea à l’idée que mon ami pourrait devenir un des ouvriers verriers les plus importants. Pourtant, quand les voix ne me parvinrent plus, je ressentis un pincement de jalousie. Je repoussai vivement ce sentiment dans un coin de mon être, résolu à me réjouir pour mon complice.

— Hé ! Gamin, t’es sur le chemin !

Je me raidis et m’écartai de l’allée en m’excusant. Je laissai passer les deux hommes chargés de ferraille.

— Je te jure, ces gosses… grogna encore l’un d’eux à ma hauteur.

Je pinçai mes lèvres avant de me remettre en route. Eudes ne perdait rien pour attendre, il avait des comptes à me rendre…

 

Je mangeai en quatrième vitesse, guettant son arrivée. Je ne traînai jamais aussi longtemps à table que ce jour-là, mais finis par me résigner, il avait sauté le repas. Nous avions l’habitude de commencer notre tournée du chantier de l’après-midi par le secteur des serruriers. On aimait se réchauffer un peu près de leur foyer. Je l’y attendis un long moment sans succès. Je décidai alors de faire le tour de tous les ateliers, persuadé de le trouver quelque part. À seize heures, je ne distinguai plus rien et les ouvriers commencèrent à déserter les lieux, je retrouvai alors Rodolphe pour notre leçon quotidienne. Les deux heures d’exercices et conseils se traînèrent en longueur tant mon impatience me rongeait, et je réagis si vite quand il nous libéra que cela me valut une remontrance dont je n’eus cure. Quelle ne fut donc pas ma déception lorsque je constatai une nouvelle fois l’absence d’Eudes dans notre dortoir ! Je refusai pourtant l’évidence. Je repoussai toutes les éventualités, persuadé, en pauvre garçon que j’étais, que mon ami finirait par me rejoindre et m’expliquerait le pourquoi de toute cette histoire. Au souper, il arriva en retard de plusieurs minutes et il dénigra la place libre que je lui avais réservée pour s’installer à la table des apprentis plus âgés. Je saisis alors, et mon cœur me brûla. Je plongeai mon nez dans la soupe pour refouler mes larmes. Je restai également de marbre en me couchant le soir à côté d’un lit vide, débarrassé de ses effets.

 

Encore aujourd’hui, je ne saurais dire comment je réussis à survivre à cela. Pendant des jours, je fus incapable d’avaler quoi que ce soit. Je me blessai, plus que de coutume, en maniant le ciseau et le marteau. Je ne prenais même plus de plaisir à travailler le grès, une roche pourtant si belle. J’aurais pu croire que le malin l’avait envoûté, peut-être cela aurait-il rendu les choses moins difficiles ? En tout cas, je me mis rapidement à l’épier, et la brûlure dans mon ventre ne cessa de croître à chaque accolade de Maître Erwin ou de ses assistants maîtres d’œuvre. Quand commençais-je à le haïr ? Je l’ignorais… Un matin, je me réveillai avec la ferme intention de devenir le meilleur tailleur de pierres du monde. Je le surpasserai. Je désirais moi aussi faire partie de leur association secrète. Certes, leurs manigances m’effrayaient, mais je soupçonnais une grande puissance dans cette organisation. Je me mis à étudier plus que jamais, je réappris tout. Je repris aux bases avec l’utilisation du fil à plomb, pas aussi simple qu’il n’y paraît. Je commençai à travailler même les après-midi. Mes lacunes me firent froid dans le dos, mais malgré mes efforts constants, je n’obtins de Rodolphe que quelques hochements de tête et pas un seul regard de l’architecte. Un printemps frisquet prit peu à peu la place de l’hiver et je fus obligé d’admettre que mon talent n’avait pas cru de façon proportionnelle à la fonte des neiges. Avec le rallongement des jours, mes compagnons de galère faisaient de plus en plus de sorties et je n’y étais pas convié. Je ne pouvais que comprendre Isaac et Benoît… Je les avais rejetés en premier. Bien sûr, je savais que si je revenais vers eux, ils me pardonneraient. La vérité, c’était que je m’y refusais. J’aurais eu l’impression d’avoir échoué. Je me sentais seul, et je ne faisais rien pour changer les choses.

 

Petit à petit, je créais une bulle autour de moi et je me plaisais à m’y réfugier, oublieux du reste du chantier, du reste du monde. Je ne m’aperçus pas que j’avais un observateur. Je m’avisai seulement de sa présence le jour où il me tendit l’outil que je cherchais en tâtonnant sans regarder, mais qui sait depuis combien de temps il venait me voir tailler ? Je le récupérai machinalement sans lui dire merci, et je le laissai continuer à m’assister comme suite à un accord tacite. Cela devint rapidement un rituel. Il arrivait en fin d’après-midi, s’asseyait en tailleur à mes côtés et me contemplait travailler. Au fil du temps, il me proposait des outils avant que j’ai l’idée d’en changer. Je ne m’en étonnais pas et appréciais sa présence discrète. Sa fascination pour mon travail me rendait important, me rassurait sur mes compétences.

 

Un après-midi, j’entamai un nouveau bloc dont un côté me paraissait plutôt droit…

  • Pourquoi tu utilises ce truc ? me demanda une voix étonnamment cristalline alors que j’attrapais le fil à plomb.

Pour la première fois depuis des jours de cohabitation, nous nous adressâmes enfin la parole. Je me lançai donc dans une explication théorique puis pratique avec fierté.

— Eh bien, c’est un fil à plomb, ça permet de vérifier la verticalité des blocs et du taillage. Le plomb étant lourd, ça tend le fil tout droit vers le sol. Donc si je le place contre mon bloc comme ceci, et que mon plomb est parfaitement aligné contre le bas du bloc, comme ici, tu vois ?

Je le sentis plus que je ne le vis acquiescer.

— Ça veut dire que mon bloc est droit. Je n’ai donc pas besoin de tailler ce côté-ci. Je le travaillerai juste un peu au maillet pour le rendre plus lisse, mais je n’aurai pas de grosses modifications à faire. C’est important de tenir compte de la roche quand on sculpte. D’ailleurs, l’œuvre finale dépend beaucoup de ce qu’on a au départ. Avec le temps, on sent tout de suite ce genre de chose, affirmai-je, heureux d’étaler mes maigres connaissances.

Je lui adressai un sourire en conclusion. Des fossettes se creusèrent sur ses joues pleines. Son regard vif m’assura de son intelligence. Ses cheveux courts coupés à la garçonne et ses vêtements amples ne suffisaient pourtant pas à cacher sa féminité et un malaise s’installa quand je croisai ses prunelles noires. Elle baissa aussitôt le visage, rougissante. Maintenant que je savais, je devais la prier de s’en aller. Le chantier d’une cathédrale n’est pas un lieu pour les jeunes filles. Je la sentis se raidir, dans l’attente du verdict. Je demeurai silencieux quelques secondes. Ce court instant lui donna l’occasion de relever la tête avec une moue implorante.

— Passe-moi le maillet, s’il te plaît !

Les mots franchirent mes lèvres sans que j’y prenne garde. La joie illumina alors ses traits et je ne réussis pas à me résoudre à la décevoir.

 

Je me pris vite au jeu du professeur et devins une vraie pipelette, je décrivais quasiment chacune de mes actions et je savourais son attention religieuse. Je me délectais aussi de savoir qu’une fille s’intéressait à moi. J’étais certain qu’Eudes ne bénéficiait pas de ce genre de compagnie depuis qu’il faisait partie de l’élite. Je rongeais mon frein en le voyant se pavaner dans ses vêtements neufs, mais ce qui m’énervait le plus, c’était ces rubans de couleur que certains apprentis et ouvriers accrochaient à leur chapeau. Exclu de leur petite bande, je rêvais que Maître Erwin me remarque pour les rejoindre. J’avais beau affirmer le contraire à Sabina, il n’en restait pas moins vrai que j’en crevais d’envie.

 

Un matin, il y eut cette fameuse réunion. J’y assistai en traînant la patte. Je ne voulais pas encore une fois entendre vanter les mérites des lèche-culs. L’architecte commença par énumérer les avancées et les prochaines grosses étapes prévues. Il s’attarda sur la charpente et sur la rosace avant d’en venir à la pierre. Je bâillai discrètement dans mes mains.

— Comme vous avez pu le voir, la structure du portail Sud est quasiment finalisée. Il nous faut maintenant nous pencher sur son ornementation. Je souhaite des statues plus vraies que nature et c’est pourquoi je ferai le tour des ateliers de sculpture d’ici la fin de la semaine. Pour ceux qui souhaitent œuvrer sur cette porte, apprenti comme ouvrier confirmé, je vous propose donc de tenir à ma disposition vos projets les plus aboutis.

La fatigue et l’ennui me quittèrent d’un seul coup. Je tenais là ma chance d’être enfin distingué. Il me fut difficile de rester en place jusqu’à la fin de l’assemblée tant il me tardait de continuer la statue sur laquelle je travaillais pendant mon temps libre. Je la sculptais depuis plusieurs semaines en compagnie de Sabina et elle prenait doucement forme.

La matinée me parut d’une longueur insoutenable. Rodolphe s’agaça de me voir souffler sans arrêt et finit par m’ordonner d’aller me changer les idées au lieu d’énerver tout le monde avec mon impatience. Je saisis cette occasion pour prendre de l’avance et retrouver mon ébauche de vierge. J’y travaillais depuis plusieurs heures quand Sabina me rejoignit. Je lui dévoilai alors mon espoir. Elle ne répondit pas immédiatement et resta à mes côtés. Elle évitait de trop parler de peur de se faire démasquer à cause de son timbre fluet. Je m’écrasai donc le doigt avec le maillet quand elle lança :

— Ton nez ne va pas du tout !

Je me tournai vers elle, le pouce en bouche dans le vain espoir d’atténuer la douleur et la regardai sans comprendre.

— Regarde, il est beaucoup trop petit par rapport au reste du visage ! Tu as trop taillé.

Je jetai un œil sur mon ouvrage, et refusai de voir l’évidence. À cran et humilié par sa remarque, j’éructai :

—Pff ! Qu’est-ce que t’y connais au juste, toi ? T’es qu’une fille !!! Tu ne devrais même pas être là… Je sais même pas pourqu oi je te parle !

Elle resta coite, des larmes se formèrent au coin des amandes de ses yeux et elle s’enfuit sans tenter de se défendre. Je regrettai aussitôt ma réaction, mais je n’essayai pas de la rattraper et de m’excuser. Je n’avais pas le temps. Je récupérai un ciseau et continuai à délivrer de la pierre le corps de ma création au mépris du bon sens.

 

Je ne dormis pas pendant trois nuits, incapable de lâcher ma sculpture. Je ne me présentai pas à mon atelier le matin, au mépris de toutes les règles inculquées par Rodolphe. Il était impossible pour moi d’échouer. Sabina ne revint pas me voir, j’y pensai à chaque fois que mon regard s’arrêtait par inadvertance sur le nez de la femme. Ce fut donc avec des cernes bleutés et une mine de cadavre que je reçus le grand Erwin von Steinbach. Des murmures précédèrent sa venue. Je sentis tout autour de moi la tension épaissir l’air. Je retins mon souffle quand il dénigra la statue de mon plus proche voisin et se dirigea vers moi. Il enjamba les débris autour de mon œuvre avec un haussement de sourcils. Je me rapetissai devant lui, honteux de ne pas avoir tenu mon espace de travail propre. J’essuyai mes paumes recouvertes de poudre de grès sur mon pantalon avant de lui désigner la vierge.

— Elle n’est pas terminée, bien entendu, m’empressai-je de signaler.

Il inclina la tête pour me signifier que c’était noté et reporta son attention sur le bloc de pierre. J’attendis le verdict, essayant de saisir les expressions de ses traits sans succès. Il finit par secouer la tête et prononça la phrase tant redoutée :

— Merci pour tes efforts, mais ça ne suffira pas…

Je me décomposai alors et bredouillai, le cœur au bord des lèvres :

— Je vous en prie, regardez-encore, je sais que le nez n’a pas les bonnes proportions, je voulais tellement que ce soit fini pour votre venue que je n’ai pas eu le temps de reprendre, je peux rattraper ça…

Il me lança un regard désolé empli de pitié et je compris que je m’étais fourvoyé, le nez n’était pas l’unique problème de ma composition. Un sanglot emplit ma gorge et je reculai pour lui laisser le passage.

 

Je m’adossai à un bloc pour ne pas tomber et tentai de respirer profondément pour enrayer les larmes de rage et de honte qui menaçaient de déborder. J’absorbai au passage toute la poussière en suspension générée par mon ouvrage et toussai.

— Un instant, murmura l’architecte d’une voix où perçait l’excitation.

Je décidai alors de partir, je ne tenais vraiment pas à voir un autre que moi choisi. Je commençai à m’éloigner quand il me rappela.

— Attends ! Attends !

Je m’arrêtai pour l’écouter, étonné par ce revirement.

— C’est toi qui as sculpté ceci ?

Il tenait entre ses mains une statuette de femme. Je me rapprochai pour mieux la distinguer. Le souffle me manqua quand je découvris la délicatesse des traits que l’artiste avait su donner à une si petite chose.

— Où l’avez-vous trouvé ? m’enquis-je.

— Juste ici, à côté de vos outils. Elle n’est pas de toi ?

Mon sang ne fit qu’un tour. Il me désignait la couverture de Sabina, celle dans laquelle elle s’enveloppait pendant nos rendez-vous. Le doute m’emplit. Etait-il possible que ? Je paniquai et ne trouvai que répondre.

— Alors ? s’impatienta-t-il.

— Si, bien sûr, elle est de moi, mais elle n’est pas terminée, m’empressai-je de répliquer en lui ôtant des mains. Vous ne deviez pas la voir.

— Mais enfin, c’est idiot ! C’est une merveille ! Pourquoi voulais-tu me cacher ainsi ton talent ?

— Je… C’est que… Je… Enfin…

— Tu ne veux pas sculpter pour la porte Sud ?

— Si, bien sûr ! m’outrai-je.

— Alors c’est entendu ! Finis cette maquette et viens me voir pour que nous discutions de son modèle grandeur nature.

Sur ces mots, il me planta là. Partagé entre l’incrédulité, la joie et l’horreur de mon geste, je pressai l’objet du délit contre mon cœur.

 

Plusieurs secondes passèrent, je frissonnai dans la fraîcheur de ce début d’automne.

— Mes félicitations !

Je me retrouvai nez à nez avec mon maître, Rodolphe.

— C’est pour ça que tu as fait la cabale ces derniers jours ?

Son ton était dur et sans réplique. Je secouai vivement la tête, je voulais me faire tout petit et disparaître. Il explosa alors de rire et m’ébouriffa comme il le faisait autrefois. Je souris faiblement et il s’éloigna après une dernière bourrade. Comment allais-je expliquer désormais que je n’étais pas l’auteur de cette merveille ? Je l’éloignais au maximum de moi pour mieux la contempler. Je jurai dans ma barbe naissante, contraint d’admettre la supériorité sans appel de ce sculpteur à mon propre talent. Je la cachais sous ma tunique et commençai à ranger le bazar de mon atelier. La nuit était depuis longtemps tombée que je finissais à peine de nettoyer mes outils. Je réfléchissais au moyen de retrouver Sabina. Il me fallait en avoir le cœur net. Mais à la faveur de l’obscurité, ce fut elle, qui me trouva au moment où j’allais enfin regagner mon dortoir après des jours sans sommeil.

— Hé ! me héla-t-elle.

Je m’approchai et lui soufflai :

— Allons dans un endroit tranquille, il faut que…

Elle ne me laissa pas terminer et attrapa ma main. Je la suivis sans résister, préparant mes phrases d’excuses et ma question. Je réalisai où elle m’emmenait qu’au moment où nous franchîmes la porte. Je retins mon bras, mais elle m’empêcha de tergiverser. Elle possédait une sacrée force pour une gamine. Mon esprit s’attarda sur les callosités de ses paumes, je compris que ma question était inutile.

 

Nous rejoignîmes le premier palier, à l’étage du Narthex. La Tour Nord commençait à s’élever au-dessus d’elle. Elle s’adossa à un des murs en construction et croisa les bras. Je soupirai et sortis la statue de ma tunique.

— Elle est si réaliste, comment as-tu fait ?

Elle haussa les épaules.

— C’est toi qui me l’as dit, la roche me parle, elle était déjà là, elle attendait juste je la révèle au grand jour.

Je secouai la tête.

— Je n’ai jamais ressenti ça… Je voulais tellement… Je n’avais pas l’intention de…

Elle me stoppa d’un geste et attira mon attention sur une lueur dans la cathédrale en dessous de nous. Je me figeai, face aux émotions ressenties des mois auparavant avec un autre ami. Nous assistâmes dans le silence le plus total à une étrange cérémonie. Ils brandissaient des croix et levaient des coupes. Je ne voyais pas tout, mais ils semblaient s’adonner à des sortes de rituels. Chaque nouvel arrivant prononçait des mots machinalement et les autres lui répondaient à l’identique. Je ne comprenais rien ou bien la fatigue m’embrumait le cerveau. Une heure au moins s’écoula, Sabina et moi contemplions la scène, assis l’un à côté de l’autre, sans oser nous toucher, ni nous regarder. Enfin, ils s’en allèrent, j’osai me décaler et étirer mes jambes.

— Tu voulais faire partie de ça, n’est-ce pas ?

— Comment ?

— Tu voulais devenir important comme ton ami, Eudes. Je comprends ce désir. J’aimerais aussi faire partie de quelque chose, être dans la lumière, mais je ne suis qu’une fille, hein ? Qu’est-ce que j’y connais à tout ça ?

— Je… Pardon, je ne voulais pas dire ça, c’est sorti tout seul… Mais on va réparer ça, on ira dire à Maître Erwin que la maquette est finie, mais que c’est toi qui dois devenir la nouvelle sculptrice…

Elle grogna.

— Ne dis pas n’importe quoi ! Ils ne voudront jamais, non ! Saisissons cette chance, je te pardonne. Je ne te demande qu’une chose, laisse-moi utiliser tes outils et une partie de tes blocs. Je voudrais réaliser des statues plus importantes. Tu n’auras qu’à dire que c’est toi qui les as faites.

— Je ne pourrai pas mentir…

Je me sentais mal, très mal. Je savais déjà que je regretterai ces paroles toute ma vie et pourtant, je ne pouvais pas me mentir à moi-même. Je désirais tant être important. J’étais prêt à tout pour y parvenir. Au fond de moi, la proposition de Sabina me ravissait autant qu’elle me répugnait. Je n’avais osé espérer un tel arrangement. Je n’aurais pas besoin d’admettre mon incapacité et mon manque de talent.

— Bon d’accord ! lâchai-je, un goût de cendre dans la bouche.

 

Et ce fut ainsi que débuta notre association. Elle passait ses nuits à tailler et je consacrais mes journées à polir ou à discuter avec Maître Erwin ou ses assistants. Se doutèrent-ils de la supercherie ? Encore aujourd’hui, je ne saurais y répondre. Je rejoignis le groupuscule étrange et participai aux réunions secrètes. Je fus surpris par ce que j’y découvris. Il n’aurait pas été malvenu de parler de sorcellerie. J’appris leurs règles et leur cérémonial. J’entrai, moi aussi, dans la lumière du seigneur par cet art royal que j’accomplissais. Dieu, le grand architecte de l’univers nous dirigeait tous, ses fidèles ouvriers, dans le droit chemin, celui de la foi. Je retrouvai Eudes, mais notre amitié ne fut plus que l’ombre d’elle-même. Je restai à l’écart, je ne partageais pas les dons des autres, oserai-je parler de pouvoir ? Certains discussions me restèrent obscures même après des années, je restai dépassé par tout ce qui se tramait derrière les murs, les couleurs et les cannes… Le portail Sud fut bien orné de deux statues sans pareil dans le monde entier et j’en retirais le mérite : l’église triomphante et la synagogue vaincue. Notre manège dura des années et d’autres créations, qu’on m’attribuait à tort, complétèrent peu à peu la cathédrale. Mais chaque fois que mes yeux se posaient sur elles, mon mensonge me brûlait, la honte me dévorait de l’intérieur. Un déshonneur amplifié par les enseignements de mes compagnons.

 

Vint le jour où Sabina se maria, tard pour une femme de son milieu, mais bien trop tôt pour moi et son désir de créer. Elle ne pouvait plus venir la nuit sur le chantier pour faire mon travail. Je simulai donc des tremblements et une sénilité précoce, je n’avais même pas trente ans, pour me retirer également. La communauté tenta de me retenir, mais dut admettre que le don divin m’avait quitté avec ma jeunesse. Je restai donc dans la Cayenne, petit établissement tenu par notre groupe d’ouvrier, auprès de la Mère, l’aubergiste, seule femme admise dans nos rangs. Quelle ironie ! Je pris le relais des leçons de trait, mais je ne parvenais pas à être en paix avec moi-même.

 

Un soir, je croisai Sabina devant le portail Sud. Nos regards s’accrochèrent un instant, avant qu’elle ne s’agrippe au bras de son époux, prétextant une migraine pour rentrer. Ce que j’avais vu dans son regard anéantit le peu d’estime que je conservais de moi-même. Le soir venu, je récupérai donc un burin et un marteau dans l’atelier des apprentis au sous-sol de l’auberge et rejoignit le portail occidental. J’accédai difficilement à la statue de Saint Jean, la dernière sculpture de Sabina et traçai sur le parchemin qu’il tenait, avec autant de délicatesse possible, les mots suivants : « Merci à la grande piété de cette femme, Sabina, qui me donna forme dans cette pierre dure. »

 

L’odeur de la poussière me ramena des années en arrière. Le bruit de l’outil qui fend la roche me berça comme pour la première fois et je me pris à imaginer qu’un jour justice serait rendue. Je continuerai à enseigner l’usage du fil à plomb et Sabina rentrera enfin dans la lumière de l’histoire en y laissant sa trace.

 

3 commentaires

  • Voegele Laurence

    Bravo…
    J’y étais dans Notre Dame de Strasbourg!
    Du sentiment, de la description, de la mise en haleine…
    C’est bien écrit, moderne dans un contexte médiéval…et bien ficelé…
    Fière et honorée d avoir pu te lire…
    Continue!
    Bises
    Tata L.

  • Voegele Laurence

    Bravo!
    J’y étais dans Notre-Dame de Strasbourg.
    Bien écrit, rythmé, moderne dans le contexte médiéval, du sentiment, de l’émotion…et de quoi nous tenir en haleine…
    Félicitations.
    Fière et honorée d’avoir pu te lire!
    Continue!
    Bises
    Tata L.

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